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Des camps de Staline aux camps de poutine, comment un livre peut être un baume

J.-P. Thibaudat
chroniqueur
Publié le 01/07/2014 à 16h56

L'une aurait pu être une héroïne de l'autre. Et bien des pages du récit autobiographique de la jeune Zara Mourtazalieva « Huit ans et demi », sous-titré « Une femme dans les camps de Poutine », croisent les histoires que raconte Ludmila Oulitskaïa (née en 1943) dans son roman « Le Chapiteau vert », restituant la vie et le destin des trois amis, enfants à la mort de Staline (1953) et devenus dissidents à l'âge adulte. Une époque, vécue par la romancière russe, qu'elle juge trop oubliée par la jeunesse russe d'aujourd'hui et fait revivre à travers une fresque au long cours dans la langue de Tolstoï.


Immuable force de nuisance du KGB

D'un livre à l'autre, on change d'époque, d'hier à aujourd'hui, mais le KGB même devenu FSB, lui, ne change pas. Il veille, surveille, agit, paie des faux témoins et des vrais délateurs. Sa morgue et son cynisme sont infinis. Certains résistent à ses bras tentaculaires (englobant l'appareil judiciaire), à ses marchés de dupes, à ses procès truqués. Ceux-là font face et en paient le prix. C'est le cas de Zara. Et de plusieurs héros du roman d'Oulitskaïa comme Micha qui, arrêté une nouvelle fois et sachant ce qui l'attend (des interrogatoires plus que musclés et des années de camp dont il connaît la dureté pour y être déjà allé), préfère se jeter par la fenêtre.

Ludmila Oulitskaïa, comme Boris Akounine et d'autres (une minorité active), n'a jamais pactisé avec le pouvoir poutinien. Il en va de même, d'une autre manière, pour la jeune Tchétchène Zara Mourtazalieva qui aurait pu être sa fille : elle refuse d'admettre être coupable puisqu'elle ne l'est pas. Accusée à tort d'être une terroriste, à l'issue d'un dossier monté de toutes pièces, elle voit son destin basculer.

Finies les études à Moscou, envolés ses rêves d'habiter la capitale, prise entre les rets d'un piège qu'elle n'a pas vu venir, elle connaît d'abord les prisons moscovites, puis un procès inique où des juges aux ordres la condamnent à huit ans et demi d'emprisonnement, et enfin le camp en Mordovie où elle purgera sa peine jusqu'au dernier jour (pas de remise de peine pour les Tchétchènes). C'est tout cela que Zara Mourtazalieva raconte dans son livre témoignage qu'elle a écrit en russe mais en France. Car, à peine sortie du camp, se sentant menacée, elle prendra le chemin de l'exil comme Ilya, trente ou quarante ans auparavant, l'un des héros du roman de Ludmila Oulitskaïa.
Une histoire de chats

C'est une histoire de chat qui va réunir Ilya, Sania et Micha. Trois gamins qui ne font pas le poids devant les meneurs de leur classe. Le « chaton souffreteux » ne vivra pas longtemps, la bande des trois l'enterre « sous un banc où le jeune Pouchkine était supposé s'être assis un jour en compagnie de ses cousines ».

« Le Chapiteau vert » de Ludmila Oulitskaïa, éd. Gallimard, mai 2014

L'animal scelle l'amitié entre les trois garçons, union qu'ils baptisent du nom de « Trianon » (ce qui intriguera plus tard les sbires du KGB), non en référence au traité mais parce que le mot est beau.

Zara Mourtazalieva raconte aussi une histoire de chats, bien plus atroce. Dans son camp de femmes en Mordovie, les chats sont interdits comme dans tous les camps mais les chats ignorent les lois et se faufilent partout. Ils rôdent donc dans le camp de Mordovie, les détenues les nourrissent, les dorlotent, les cachent. Un ilôt de tendresse. Lors d'une visite, « le chef de la direction régionale du service fédéral d'application des peines » voit un matou, il ordonne immédiatement qu'on se saisisse de tous les chats du camp. Un des gardiens surnommé « le Bâton » les fourre dans un sac et y plante une fourche jusqu'à épuisement des gémissements sous le regard en larmes des détenues (souvent des femmes qui ont tué leur mari, l'une d'elles a même noyé ses enfants dans une baignoire). Elles ne lui pardonneront jamais, Zara la première.

Le roman d'Oulitskaïa s'inspire de la vie de bien des gens de sa génération, y passent quelques noms connus de dissidents (Iouri Daniel), d'artistes récalcitrants à l'époque (Iouri Lioubimov) ou de poètes condamnés à l'exil (Iossif Brodsky, le roman s'achève avec sa mort à New York en 1996).

 



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