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Potemkine ou le troisième coeur, de Iouri Bouïda : un roman russe

Potemkine ou Le troisième cœur, de Iouri Bouïda (trad. Sophie Benech) – Gallimard, 2012

On est à Paris, à Montmartre, en 1926, avec des exilés russes. Fiodor Zavalichine, dit Théo, ancien militaire russe plusieurs fois médaillé reconverti dans la photographie, va au cinéma voir « Le cuirassé Potemkine », de Sergueï Eisenstein. Choc des images, au bout de 21 ans, il se découvre assassin : il faisait partie des soldats qui tirèrent sur des femmes et des enfants en croyant tirer au-dessus de la tête d’insurgés, tout occupé qu’il était à ne penser qu’à ses problèmes amoureux.

Coupable du crime dévoilé à l’écran, il se dénonce à la police, est hospitalisé, son cas est relaté dans la presse par un journaliste qui y évoque le réveil de Dieu en lui.

Et comme un malheur n’arrive jamais seul, il découvre qu’un de ses amis au crâne blessé pestilentiel recouvert d’une calotte de métal a tué sept femmes et veut lui aussi se dénoncer. Le problème est que c’est lui, notre photographe, qui a mis les jeunes filles en contact avec cet ami, alors il tue son ami qu’il aimait, qui avait un cœur, et se pose la question : a-t-il donc, ce faisant, tué Dieu, qui vivait en son ami comme en lui-même ?

De fil en aiguille, par tout un concours de circonstances et parce que, au début, il y eut ce film et la révélation à lui-même de sa culpabilité, qu’il s’est trouvé contraint de tuer son ami qui avait tué, sa route sera jonchée de cadavres dont on lui imputera la responsabilité.

Le lecteur le suit dans cette folle fuite en compagnie d’une Mado unijambiste qui veut aller à Lourdes, terrible petite fille psychopathe, succédant à la dure, infidèle et laide compagne, Cricri : les filles sont jeunes, très jeunes, au pubis sentant bon la lavande, on les photographie nues, ou bien on les tue, ou elles font perdre la tête aux hommes dans la jouissance…

Pendant ce temps, notre héros qui cherche désespérément la rédemption se sent pousser un cœur : «Là où il y a un cœur, il y en a un deuxième, et là où il y en a deux, il y en a toujours un troisième ». – Un troisième ? – Oui, ils disaient ça pour parler de Dieu. Le cœur de Dieu. Le cœur de Jésus. Toi et moi, on a deux cœurs, et avec nous, il y a encore le cœur de Jésus. Tu comprends ? – Tu crois que c’est le cœur de Jésus qui est en train de pousser à l’intérieur de moi ? »

Tous ceux qui apprécient Dostoïevski, ou ont aimé plus récemment dans son inspiration « Maudit soit Dostoïevski » d’Atiq Rahimi, devraient être séduits par cette histoire où on s’interroge sur la conscience, le bien et le mal, le châtiment. Un vrai roman russe fascinant avec un personnage incandescent dans un monde sombre.

« C’est pour ça que les hommes savent ce que c’est d’avoir honte, mais ce qu’est la honte, ça, même Spinoza n’en sait rien… Et si personne ne sait ce qu’est la honte, alors d’où peut bien venir le bonheur ? Car le bonheur, ça n’a honte de rien… Vous êtes heureux, mon ami ? Vous ne cherchez pas le bonheur ? Le vrai Bonheur? – Non, monsieur (Jacques-Christian avala son Pernod d’un trait) je suis au régime».

Véronique Poirson