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"Potemkine ou le troisième coeur", de Iouri Bouïda : la rédemption clopin-clopant

Critique | LE MONDE DES LIVRES | 08.03.12 | 11h12 

C'est un livre en accordéon (ou en poupée russe). Il a commencé à germer il y a plus de trente ans, dans la tête de Iouri Bouïda, ainsi que ce dernier, nous recevant chez lui, à Moscou, nous l'a raconté. Au milieu des années 1970, alors qu'il suivait des études de cinéma, le futur romancier est tombé, en lisant une vieille revue des années 1940, sur une histoire plus vieille encore : à Paris, en 1926, relatait le journal, un émigré russe est devenu fou en voyant Le Cuirassé Potemkine, film culte de Sergueï Eisenstein qui évoque la mutinerie d'héroïques marins, en 1905, dans le port d'Odessa. Rongé par la culpabilité, le malheureux spectateur dut être hospitalisé.

Ce fait divers, petite histoire glissée dans la grande, a "fortement impressionné" l'étudiant en cinéma. Tragédie marginale, elle est restée gravée en lui, comme un secret. Des années plus tard, une fois tournée la page de la guerre froide et du stalinisme d'Etat, Iouri Bouïda, tel un souffleur de verre, a fait de cette poignée de sable, de ce presque rien, un roman bref, irisé, foisonnant, mariant le réalisme le plus cru à l'univers onirique qui lui est cher.

Potemkine ou le troisième coeur, publié en russe en 2008, est à la fois un road-movie dans une France d'entre-deux-guerres tout droit sortie d'un film de Jean Renoir, une fable moderne sur la folie, et une interrogation sur la responsabilité individuelle, le remords et la rédemption. Le héros du récit, Fiodor Ivanovitch Zavalichine, Théo pour ses (rares) amis, est un ancien militaire. Il a participé, durant l'été 1905, à la répression des mutins d'Odessa. Sans bien comprendre, à l'époque, ce qu'il faisait. Amoureux de l'inconstante Minna, aveuglé par cette "passion impure", le soldat avait la tête ailleurs. Il a "tiré d'assez loin" sur "des gens" qu'il distinguait mal. Quand s'ouvre le roman, Théo, plusieurs fois décoré pour sa bravoure sur les champs de bataille, s'est installé à Paris, comme la plupart de ses compatriotes ayant fui la révolution bolchevique.

Un géant

C'est en assistant à la projection du film d'Eisenstein, un soir de novembre 1926, que Théo, "géant candide", réalise qu'il a participé, vingt ans plus tôt, à un véritable massacre - dans lequel ont péri des femmes et des enfants, ce qu'atteste la fameuse scène du landau dévalant le vaste escalier du port d'Odessa... Car c'est dans l'image, voire dans le rêve ou le mirage, qu'est la vérité ; bien plus sûrement que dans les mots. Théo y est d'autant plus sensible qu'il a embrassé, après sa carrière militaire, celle de photographe. "C'est ça que Dieu exige de nous. Juste ça, c'est tout : garder les yeux ouverts", lance-t-il, à la fin du livre, pour expliquer sa faute.

Bouïda, dont le nom signifie en polonais "menteur", comme il l'explique lui-même dans la postface du recueil de nouvelles La Fiancée prussienne (traduit en français, comme toute son oeuvre, par Sophie Benech ; Gallimard, 2005), est né en 1954 dans l'enclave russe de Kaliningrad, entre la Pologne et la Lituanie. Venu à Moscou pour y suivre ses études, il a lâché, au bout d'un an et demi, l'école de cinéma. Il aime "Buñuel, Kurosawa, Paradjanov... et tant d'autres". En littérature ? "La liste est infinie."

C'est dans la petite cuisine de son appartement HLM, au fin fond de la banlieue sud de Moscou, assis face à la fenêtre, qu'il reçoit et qu'il travaille. Un chat énorme lui tient compagnie. Comme Théo et comme son chat, Iouri Bouïda est un géant. Pas forcément candide. Grosses lunettes, moustache et bouc en bataille, il porte une chemise à carreaux, façon bûcheron du Canada. Son ordinateur est posé sur un coin de la table.

"Mes films à moi, je les fais en écrivant des romans. Je les vois, je les entends", poursuit l'auteur du Train zéro ( 1998, vient de reparaître à L'Imaginaire ) et d'un très bel Epître à madame ma main gauche (Interférences, 2010). Puis il éclate de rire. "Ne croyez pas les écrivains, les gens comme moi ! On ne raconte que des conneries."

Si le chef-d'oeuvre d'Eisenstein sert de motif principal à ce Potemkine romanesque, ce n'est pas de cinéma, mais des mérites comparés de Zola et de Dostoïevski que parlent Théo le photographe et son copain de régiment, Sérioja. Et c'est un clin d'oeil explicite aux Frères Karamazov qui est fait, dès les premières pages, en particulier à l'histoire du moine Zossime que des remords tardifs ravagent et tuent longtemps après qu'il ait commis un crime - et qu'il l'ait oublié. Une histoire que Théo rejoue, à sa manière.

A son côté, lui donnant la réplique, la terrible Mado, jeune fille unijambiste, mendiante et prostituée, dont il émane "tant de haine que l'on aurait pu faire chauffer toute la ville de Paris avec", incarne une Marie-Madeleine de cauchemar. Le couple prend la fuite en direction de Lourdes, où l'immonde gamine espère obtenir la guérison de sa jambe. Mais les miracles, comme le mal, ne tombent pas du ciel : ils viennent de l'intérieur de soi - comme ce "troisième coeur" qui se met à pousser dans la poitrine du héros. "Moi et Dieu, on a toujours eu des relations compliquées. Surtout Lui avec moi", sourit Iouri Bouïda. Qui signe, avec ce Potemkine, le roman d'un "chrétien des livres", à la fois kitsch et lumineux.

 

POTEMKINE OU LE TROISIÈME COEUR (TRET'E SERDTSE) de Iouri Bouïda. Traduit du russe par Sophie Benech. Gallimard, "Du monde entier", 160 p., 17,50 €. Catherine Simon

 



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