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http://www.lemonde.fr/livres/article/2008/05/22



N'y en a-t-il pas un peu trop, de cet amour?, par Ludmila Oulitskaïa
LE MONDE DES LIVRES | 22.05.08 | 17h28

A imez-vous vous-même, mon honorable lecteur !" s'est exclamé d'un ton sarcastique le grand génie russe Pouchkine. Si le sarcasme est passé inaperçu, l'injonction, elle, a bien été entendue, et au sens littéral. Un nouveau héros littéraire est apparu. Dans le monde anglo-saxon, c'était Childe Harold, de Byron, et dans le monde russe, Eugène Onéguine. Si tous deux comptaient parmi les hommes les plus intelligents de leur temps, il n'en est pas moins incontestable qu'ils étaient des idéologues de l'égoïsme. Tous deux ont assez mal fini. Mais quelle n'a pas été la foule de leurs admirateurs qui, eux ne possédaient pas leurs indiscutables qualités ! "On peut être un homme sensé et penser à la beauté de ses ongles !", assurait Pouchkine. Mais un homme qui ne pense qu'à la beauté de ses ongles ne saurait être un homme sensé...

Il s'est constitué toute une armée de gens de nationalités, de niveaux de culture, de professions et d'âges les plus divers. La caissière de supermarché et la grande actrice, le sportif, l'homme d'affaires et le plombier, l'écolier et le retraité, chacun, dans la mesure de ses forces et de ses capacités, tente de répondre à l'injonction dont on lui rebat les oreilles : aime-toi toi-même ! Tu mérites ce qu'il y a de mieux ! Tu le vaux bien !

L'égoïsme est une notion neutre. Il relève de l'instinct de conservation si nécessaire à l'être humain. Mais où est la frontière entre l'instinct de conservation et la complaisance envers soi-même érigée en principe de vie ? Peut-être est-ce encore la langue qui donne la réponse à cette question. Le mot "égoïsme" vient du grec. En russe, il se traduit littéralement par "amour-propre". En dépit d'un sens apparemment identique, les concepts sont néanmoins différents. L'égoïsme existe dans le cadre de l'instinct de conservation, et sa limite supérieure, me semble-t-il, passe là où commence la limite inférieure de l'amour-propre. Mais il s'agit d'une différence linguistique, et peut-être n'est-elle pas si importante que ça. Nous savons tous fort bien, même sans ces analyses, combien est douloureuse la frontière entre deux égoïsmes humains, entre deux "amours-propres". Comment traiter celui qui n'est même pas une menace pour ma vie (là, c'est l'autodéfense qui entre en jeu), mais constitue juste un obstacle à ma satisfaction ? L'égoïsme n'a pas de bornes. Sa seule limitation, c'est l'égoïsme de l'autre. La guerre des égoïsmes, tout le monde connaît cela d'après les conflits familiaux ou les disputes entre des gens cohabitant dans un même espace exigu. Il y a deux scénarios : le premier, c'est l'anéantissement du détenteur de l'égoïsme qui nous est hostile. Le deuxième, c'est la limitation volontaire de notre propre égoïsme.

Mais si on laisse l'égoïsme livré à lui-même, il enferme l'homme dans un piège extrêmement solide, celui de la solitude. Ou bien l'être humain se transforme en monstre, poursuivant de façon obsessionnelle et automatique un processus de consommation mais sans plus en tirer la moindre satisfaction, ou bien il tombe malade. On peut appeler cette maladie comme on veut, dépression, solitude, crise intérieure, perte de vitalité, ou tout simplement ennui mortel. L'amour érotique est l'issue la plus facile, mais également la plus aléatoire. Cet amour est aléatoire car il est lié au temps. La saison des amours, brève ou longue, telle est sa durée. Il est rare, terriblement rare que l'amour érotique parvienne à se métamorphoser en une variété supérieure, et qu'il en sorte, comme d'une chrysalide, une nouvelle créature ailée et affranchie des lois de la nécessité, de l'éternelle attirance sexuelle, capable de se détacher du monde charnel, de la vie triviale et des pages de la littérature (c'est là que l'on trouve le plus de romanesque et de mensonge) pour s'élancer dans le libre espace d'un amour qui n'est pas subordonné à l'instinct de reproduction.

Les romans dans lesquels l'amour érotique joue le rôle principal ont connu leur épanouissement au XIXe siècle. Le XXe siècle leur a imposé un happy end. Jusque-là, toutes les grandes oeuvres sur l'amour se terminaient par la mort de l'un des protagonistes, généralement le personnage féminin. Et c'est inéluctable : si l'on n'appose pas le point final à temps et que l'on donne aux amants une longue vie conjugale, qui peut garantir que Béatrice, ayant acquis l'expérience de la vie au fil des années, ne va pas tromper son époux avec un palefrenier, que Juliette ne va pas se métamorphoser en une matrone autoritaire harcelant son mari avec sa jalousie et ses soupçons, et qu'Anna Karénine, une fois remariée, ne va pas devenir toxicomane en voyant s'éteindre tout intérêt sexuel chez un mari passionné exclusivement par les chevaux ?


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